Actes du deuxième colloque international de l'association Verre et Histoire, Nancy, 26-28 mars 2009

Christophe Bardin, Maître de conférences, Université Paul Verlaine-Metz (France), Centre de recherche sur les médiations, Crem (EA 3476) (France).

Innovation et stratégie commerciale au temps de l'Art nouveau.
L'exemple de la manufacture Daum.


Un échec à relativiser

Il ne faut pas pour autant voir la « décoration intercalaire à grand feu » comme un échec mais au contraire comme un formidable vecteur commercial (ce qui peut paraître tout à fait paradoxal après ce qui vient d'être dit). Bien que certains critiques semblent faire peu de cas des efforts de la manufacture dans le domaine de la technique, la « décoration intercalaire à grand feu » joue certainement un rôle essentiel dans l'attribution des récompenses. En effet, le jury de la classe 73, composé d'industriels et non pas d'artistes décorateurs – ce détail a son importance –, salue le travail de la verrerie en lui décernant le Grand Prix, partagé avec Émile Gallé.

Si les gens du métier font quelquefois une différence entre les deux productions, il n'en va pas forcément de même pour une grande partie de la clientèle. L'obtention d'un Grand Prix, dans une exposition universelle aussi importante et prestigieuse que celle de Paris en 1900, est un formidable coup de projecteur, un gage de qualité, de sérieux et de compétence. Un sésame pour la conquête de nouveaux marchés. L'énumération, dans les catalogues de fantaisie courante édités par la manufacture, des prix et des récompenses glanés lors des grandes manifestations, en partie grâce à ses innovations, est un véritable argument de vente. L'entreprise montre que ses qualités sont saluées et reconnues, et se propose, via sa production ordinaire, de les partager avec le plus grand nombre. Cet argument n'est d'ailleurs pas faux : la fabrication économique bénéficie souvent des œuvres exceptionnelles, soit par l'appropriation du modèle et sa déclinaison en série, soit par les solutions techniques et artistiques qu'elle a pu engendrer.

Vitrine de l'entreprise, les modèles réalisés grâce à la « décoration intercalaire à grand feu » continuent de représenter le savoir-faire de la manufacture durant quelques années, principalement dans les grandes manifestations. Si le procédé technique trop complexe et coûteux interdit le passage à une véritable production de série, ces modèles font néanmoins partie de ce qu'Eugène Grasset appelle « les beaux types riches d'objets usuels », c'est-à-dire ces œuvres qui éduquent le goût du public et permettent par la suite la diffusion et la déclinaison d'une fabrication bon marché de qualité. Pour Émile Gallé, la technique est d'abord au service de sa quête esthétique. Les procédés sont intimement liés à la nature de l'œuvre. Il écrit par exemple : « Oui matières, formes, coloris, décors véridiques, sont issus de la contemplation des réalités de la nature, merveilleuse évocatrice des choses qu'on ne voit pas, ces certitudes. Des procédés, des métiers neufs sont nés, chez moi, de nouveaux besoins d'exprimer » (Gallé, 1908, p. 349). Chez Daum, il y a moins de lyrisme et plus de pragmatisme. L'invention d'un nouveau dispositif de fabrication est d'abord liée à des considérations économiques.

À partir des années 1900, à une époque où la renommée de l'entreprise commence à s'établir, où son rythme de production est plus important, de nouvelles façons de colorer les pièces apparaissent et se généralisent à la manufacture. Il s'agit de procédés simples à mettre en œuvre, proposant des effets intéressants et surtout économiquement rentables puisqu'ils limitent la casse. Sans être révolutionnaire, « la vitrification des poudres » qui permet d'obtenir une gamme étendue de colorations en roulant la paraison (800 °C) sur des poudres de couleurs préalablement posées sur un marbre, ou les « lamelles ciselées » (plaquettes de verre de quelques millimètres d'épaisseur rapportées à chaud sur la surface de la pièce où elles créeront des zones de couleur pouvant passer pour un multicouche) vont beaucoup œuvrer pour l'image de la manufacture qui saura habilement les exploiter et les faire apparaître, aux yeux du public, comme des inventions propres. En utilisant des vocables qui les désignent de fait comme les inventeurs, Daum s'en attribue la paternité. Continuellement employés, ces procédés deviennent rapidement une marque de fabrique, à tel point que la verrerie « oubliera » qu'elle n'en est en rien la créatrice et encore moins la propriétaire4.

∧  Haut de pageConclusion

La manufacture Daum est avant tout une industrie d'art employant près de 500 personnes, ce qui induit une série de contraintes que la création artisanale ou la création purement artistique n'assume pas ou peu. Lorsque Marius Vachon, dans son ouvrage La Crise industrielle et artistique en France et en Europe, déclare que « le mot industrie sous-entend aujourd'hui celui de production par quantité », il pose clairement la question des nouveaux modes de production mis en place. Une industrie d'art, si elle répond à des critères spécifiques, notamment dans la fabrication d'objets déterminés et la qualité esthétique de ces mêmes objets, se soumet également à l'ensemble des règles économiques de l'industrie. Parmi elles, la notion de rentabilité.

Pour exister comme industrie d'art, la manufacture Daum doit satisfaire à un certain nombre d'exigences tant esthétiques qu'économiques. Elle doit être reconnue par les acteurs des arts décoratifs, tout en sachant capter une clientèle la plus large possible. La création de modèles originaux et la mise en œuvre de procédés innovants font partie de cette stratégie. L'invention et la mise en œuvre de la « décoration intercalaire à grand feu » sont bien à lire dans ce sens. Son échec relatif tant en termes de production et de réalisation est largement compensé par l'impact qu'elle semble avoir eu dans le domaine commercial, en particulier l'image renvoyée par la verrerie. Elle lui permet de tenir un rang, celui d'une verrerie d'art novatrice.

Christophe Bardin

  • 4.  ↑  En 1922, elle intente même un procès à la verrerie Delatte pour plagiat. Le tribunal de Nancy lui rappelle avec force cette évidence : « Dès les temps les plus reculés, on connaissait la pratique consistant à passer le verre en fusion sur le marbre recouvert de poudre de verre de couleur et d'obtenir les tons les plus francs et aussi les manières les plus variées et les plus délicates ». (Archives Daum. Compte rendu du jugement affaire Daum contre Delatte, audience du mercredi 21 mars 1923).