Actes du deuxième colloque international de l'association Verre et Histoire, Nancy, 26-28 mars 2009

Innovations italiennes et répercussions en Europe :
Introduction

Philippe Braunstein
EHESS, Paris (France)

« Notre métier des verriers de Murano fait chaque jour des choses nouvelles grâce au génie et à la subtilité des maîtres… » : c'est en ces termes que s'exprime en 1510 la fierté d'une création continuée sans trêve depuis des siècles1. Comme le note Marin Sanudo, les étrangers de passage à Venise sont invités à se faire conduire à Murano, faubourg industriel de la ville, un des sites fabuleux de l'Occident pour tous ceux qui admirent sur les tables et les crédences, dans toute l'Europe, les verres « à la manière de Venise »2. L'excellence des produits qui circulent est alors portée par un lieu d'origine et par des qualités intrinsèques : la fournaise vénitienne est le foyer d'un savoir-faire qui s'est diffusé grâce à la circulation des maîtres et des modèles. De la commande princière au colportage, il affirme la transparence sans rivale du cristal, mais aussi la virtuosité inégalable des matières, des formes et des couleurs.

L'histoire du verre n'est pas dans la lagune une invention médiévale : les plus anciens ateliers découverts à Torcello ont produit des verres, des bouteilles, des lampes qui affichent des traits communs avec les verres romains, byzantins ou orientaux. Et si l'on ne sait rien du travail des fiolarii du Xe siècle attestés au Rialto, on connaît la place qu'occupe la mosaïque dans le décor des plus anciennes églises vénitiennes.

Mais dans cette longue histoire de la production, deux périodes sont privilégiées, comme elles le sont dans d'autres domaines techniques des arts du feu : la deuxième moitié du XIIIe siècle, où s'intensifient les relations commerciales avec le Moyen-Orient, et le milieu du XVe siècle, où des mises au point successives assurent le triomphe du cristal.

De la première période datent les importations systématiques et régulières de cendres sodiques de Syrie et de Palestine, chargées à Beyrouth ou à Alexandrie sur les navires dont elles constituent le lest au même titre que le sel de Chypre. Elles fournissent aux fournaises vénitiennes un fondant aux qualités constantes.

De la seconde période date l'adoption commune d'un processus de purification des cendres, combiné avec l'ajout de bioxyde de manganèse, des passages répétés de la fritte dans l'eau, et l'emploi constant de cailloux du Tessin, riches en silice. En somme, la mise au point d'un protocole de production, dans lequel la famille Barovier occupe le devant de la scène : non seulement Angelo, le plus illustre, mais sur plusieurs générations, des membres de cette famille et des familles apparentées, dont on a reconstitué les mouvements d'affaires et les carrières : ne citons qu'une femme, Maria, fille d'Angelo, qui reçoit permission en 1487 de produire des verres quorum ipsa fuit inventrix.3

Toute l'histoire du métier, fortement encadré par le statut de 1271 et le contrôle de l'État vénitien, s'inscrit dans un espace clos, une tradition perpétuée et, contrairement à l'image que les historiens ont souvent donnée des métiers organisés, une capacité perpétuelle de renouvellement.

Que les musées et les experts soient aujourd'hui incapables de distinguer le verre de Venise de celui qui fut produit dans d'autres régions d'Europe « à la vénitienne » tient à la circulation des hommes, victorieuse de toutes les réglementations restrictives et punitives et à la multiplication des ateliers verriers.

On a montré comment le fameux privilège d'invention de 1474, par lequel l'État vénitien assurait à l'inventeur ou au diffuseur d'une technique ou d'un produit sa protection contre l'imitation, n'a pas retenu l'attention des verriers. Le four n'a pas connu d'évolution sensible avant le XVIIe siècle : la chimie des mélanges ne se définit pas aisément par des textes et la stratégie de l'expatriation sur des marchés étrangers a été plus forte que l'abandon du « secret » pour se protéger contre la concurrence.

Fidèle à son souci d'ouverture à toutes les nouveautés, Venise a accueilli des procédés venus de loin, par exemple de Lorraine, lorsque maître Robert, dit le « franzoso » obtint en 1493 l'autorisation de produire à Murano des panneaux de fenêtre avec la technique du manchon. De même, le miroir, longtemps importé en masse d'Allemagne, devint une des spécialités vénitiennes à partir du XVIe siècle. Avec le polissage du verre et l'étamage, techniques venues du Nord, les ateliers de Murano diffusent en Europe la splendeur de grands miroirs ornés. À côté du verre creux – verres à boire, bouteilles, menus objets décoratifs – et du verre en table, la production de perles de verre doit aussi son origine à des procédés ingénieux transmis par des hommes d'affaires allemands. Au XVIIe siècle, les perles vénitiennes ou imitées de Venise jouent, à partir d'Anvers, de Londres ou de Lisbonne, un rôle essentiel dans le commerce au long cours à destination de la Guinée ou des Indiens d'Amérique du Nord.

En Europe, loin de leurs bases, les maîtres vénitiens, mais aussi ceux d'Altare, qui les imitèrent, durent faire preuve d'initiative, selon l'approvisionnement en matières premières et la présence d'un marché. Certains implantèrent leurs ateliers à proximité des forêts et des axes de communication, comme le fit Bernard Perrot, « gentilhomme italien » s'établissant près d'Orléans, « pour la commodité du bois ». D'autres s'installèrent directement au cœur des villes métropoles, afin de travailler au plus près des consommateurs les plus nombreux ou les plus exigeants, offrant aux uns les objets courants et aux autres des pièces exceptionnelles. Mais la production verrière dans son ensemble, des Pays-Bas à l'Espagne, ne comporta pas de règlements de fabrication ou de marques de fabrique et il serait bien difficile de définir la stratégie des entreprises individuelles, tant la capacité d'innovation dans les matières, les formes et les couleurs, repose sur un savoir-faire très généreusement partagé.

On dispose très rarement d'informations aussi précises que celles qui ont été transmises par les livres comptables des Bonhomme dans la seconde moitié du XVIIe siècle : provenance des matériaux, recrutement des maîtres, composition des équipes, résultats d'une campagne de feu, où l'on produit à la fois des verres à la façon de Venise et des verres à l'allemande, à savoir des « Römer ».

L'innovation italienne a gagné l'ensemble de l'Europe, sans jamais faire disparaître, au nord des Alpes, des lieux de création aussi anciens que ceux de Venise, de Toscane ou d'Altare : Normandie, Nivernais, Lorraine, mais aussi Pays-Bas, Bohème ou Angleterre.

Les savoir-faire se sont transmis et diffusés, ils se sont aussi enrichis sur le plan technique ou stylistique : l'« usanza de Fiandra » désigne à la fin du XVIe siècle l'adoption d'un processus d'épuration du fondant potassique à l'imitation du traitement vénitien de la soude. L'extraordinaire diversité des chefs-d'œuvre de légèreté, de transparence et de brio que conservent tous les musées du monde atteste la part que le génie et la subtilité des maîtres, qu'ils soient italiens ou non, ont apporté au goût du luxe, qui fut l'un des moteurs de la Renaissance. Sur la base continue d'une consommation courante de produits verriers qui s'installent dans toutes les demeures à partir du XVIe siècle, s'élève le monument fragile du « cristallo » vénitien, inventé au milieu du XVe siècle à la ressemblance des reliquaires de cristal de roche. L'innovation a sa patrie, parce qu'elle s'inscrit dans une évolution de la culture matérielle, du rapport à l'objet, de l'exaltation du beau, où Venise conserve une place primordiale.

Philippe Braunstein

  • 1.  ↑  . A. Gasparetto, Il vetro di Murano dalle origini ad oggi, Venise 1958, cite la « mariegola » des verriers (1510/17/II ) : « perche il mestier nostro degli verieri di Muran fa ogni giorno cose nuove per ingenio e subtilita… »
  • 2.  ↑  . Marin Sanudo, De origine, situ et magistratibus urbis Venetae ovvero La città di Venetia (1493-1530), édité par A. Caracciolo Arico, Milan, 1980, p. 62 : « Queste sono le cosse notabile si mostrano a'signori in Veniexia: … Muran, dove si fa veri… »
  • 3.  ↑  . C. Maitte, «L'arte del vetro: innovazione e trasmissione delle tecniche», in Il Rinascimento e l'Italia, III, Produzione e tecniche, sous la direction de Ph. Braunstein et L. Molà, Trévise 2007, pp. 240-241.