Actes du deuxième colloque international de l'association Verre et Histoire, Nancy, 26-28 mars 2009

Entre légendes et réalités
Contribution à l'étude des innovations dans l'industrie du verre plat, des origines à aujourd'hui.

Bernard Savaëte
Gérant
BJS.Différences, Courbevoie (France).

La légende de Pline l'ancien sur l'origine du verre et celle de Pilkington sur l'invention du procédé float ne doivent pas se substituer à un examen des innovations qui peuvent être classées en innovation de rupture et en innovation d'amélioration continue. Les ententes de l'industrie du verre ont pu être un obstacle à une innovation de rupture dans le domaine de la fusion. Les nouveaux venus pourraient bousculer les habitudes et paradigmes de cette industrie qui a parfois de la difficulté à sortir de ses pratiques anciennes.

Between myths and realities. A contribution to the study of innovation in plate glass industry, from the origins till today.

Legends of Pline the Elder on the origins of glass, of Pilkington on the invention of float glass should not be substitutes for a true examination of breaking innovations or of innovations in continuous improvement. Price fixing within the glass industry may have been a barrier to a breaking innovation in the field of glass melting. Newcomers could shamble old customs and paradigms in this industry which had sometimes difficulties in changing its traditional methods.


Cette contribution est destinée à alimenter la réflexion sur l'étude de l'innovation dans l'industrie du verre plat autour de trois centres d'intérêts majeurs : l'innovation technique n'a pas souvent profité à l'inventeur mais plutôt aux « smart followers » (aux « suiveurs intelligents »), l'innovation commerciale semble donner, aujourd'hui, plus d'avantages concurrentiels que l'innovation technologique, et enfin plusieurs freins à l'innovation semblent provenir des entreprises elles-mêmes. Nous avons aussi tenté une première approche de segmentation des innovations (de l'histoire du verre plat) entre innovation de rupture et innovation d'amélioration continue.

∧  Haut de page1. Légendes

Plusieurs légendes encombrent l'histoire du matériau verre et de son industrie. Certaines, très anciennes, sont issues de l'histoire populaire, d'autres plus récentes sont issues de la communication de quelques groupes industriels. Ces légendes sont plutôt dorées et simplificatrices. Elles ne sont pas noires. Elles forment une sorte de folklore autour de l'industrie du verre. Ces légendes, constituant cependant une part du patrimoine de l'industrie, certaines d'entre elles méritent d'être décrites.

∧  Haut de page1.1. La légende de Pline sur l'origine du verre

En Phénicie, sur l'embouchure du fleuve Bélus, des marchands voulant cuire leurs aliments et ne trouvant pas de pierres pour construire leur foyer utilisent des blocs de natron. Le foyer est ainsi disposé sur la plage. Sous l'action de la chaleur, le sable et le natron fusionnent et les marchands auraient vu couler une substance nouvelle, le verre. Comme le dit Pascal Richet : « Certes peu de crédit est accordé à cette histoire… »1. Elle est cependant citée dans pratiquement tous les ouvrages qui traitent de l'histoire du verre, masquant un travail plus utile sur les mécanismes qui ont conduit à la naissance du verre.

∧  Haut de page1.2. La légende de la nécessité d'une grande expérience
pour conduire la production de verre plat

Il est couramment dit et écrit au cours des années 1970 que la production de verre plat demande une grande expérience du métier et qu'elle ne peut être réalisée que sur des sites anciens où est installée une main-d'œuvre ayant une solide expérience transmise de père en fils. Je me souviens que l'on disait qu'à Aniche, la verrerie des glaces de Boussois où était fabriqué du verre à vitre par étirage vertical (étirage Pittsburgh), un seul contremaître savait quel vasistas devait être fermé en hiver et ouvert en été pour assurer une bonne recuisson de la feuille de verre et réduire au maximum les pertes du ruban de verre par casse. Au début des années 1980, Guardian Industries s'installe au Luxembourg, dans une région sans tradition verrière : elle devient rapidement l'entreprise la plus rentable du verre plat en Europe, rejetant les anciens paradigmes et mettant en place des méthodes de commercialisation qui bouleversent profondément tout le verre plat européen.

∧  Haut de page1.3. La légende de Pilkington sur la découverte du float

Schéma. Brevet Heal.

Fig. 1 : Brevet américain de W. E. Heal, numéro 710 357, délivré le 30 septembre 1902, « Manufacture of window and plate glass ».

Alastair Pilkington aurait imaginé le processus float, en 1952, un soir, faisant la vaisselle avec son épouse et regardant l'huile de cuisine flottant sur l'eau de vaisselle… Cette légende est largement répandue dans la profession, avec quelques variantes. Elle est, en particulier, citée en introduction d'un cours de l'Université de Pittsburgh ou sur un portail internet des professionnels du verre (GlassOnWeb). Cette legend trouve probablement son origine dans un article de la revue Glass de février 19592, où Alastair Pilkington écrit : « In the comic way these things happen, the idea of Float finish actually came to me one day in October 1952, when I was helping my wife to wash up dishes at home. » La réalité scientifique est qu'Alastair Pilkington, ingénieur, avait dû consulter la propriété industrielle et avait dû lire avec intérêt un vieux brevet américain de septembre 1902 de William E. Heal3 qui décrivait, avec détail, un procédé de flottage du verre sur un métal lourd (Fig. 1).

La légende est ici utile pour cacher la réalité qu'on ne veut pas discuter. Certaines légendes masquent la réalité de cette industrie qui demeure secrète et qui a conservé, parfois, les traditions des forteresses industrielles du XIXe siècle.

Les légendes du verre restent un ingrédient important d'un ensemble original qui rassemble aussi les mythes, les techniques, les savoir-faire, l'art et l'économie de ce secteur. Il nous appartient de faire émerger la réalité complexe derrière la légende simpliste.

∧  Haut de page2. Introduction aux inventions et aux innovations

∧  Haut de page2.1. Invention et innovation

Une innovation se distingue d'une invention ou d'une découverte parce qu'elle s'inscrit dans une perspective applicative. Selon l'OCDE4, on entend par innovation technologique de produit la mise au point et la commercialisation d'un produit plus performant dans le but de fournir aux consommateurs des services objectivement nouveaux ou améliorés. Par innovation technologique de procédé, on entend la mise au point de méthodes de production ou de distribution nouvelles ou notablement améliorées. Ces innovations peuvent faire intervenir des changements affectant séparément ou simultanément les matériels, les ressources humaines ou les méthodes de travail.

∧  Haut de page2.2. Brevet et innovation

Les brevets ont deux rôles clés, la protection juridique des sociétés innovantes et la circulation des savoirs. Les brevets peuvent concerner des produits nouveaux, des procédés nouveaux ou des procédés nouveaux conduisant à de nouveaux produits. De nombreux brevets n'ont donné lieu à aucune application pratique, donc à aucune innovation (ils n'ont pas trouvé d'application). Des brevets n'ont donné lieu à une innovation que très longtemps après leur dépôt (cas du verre float). De très nombreuses innovations qui ont bouleversé l'industrie n'ont fait l'objet d'aucun brevet : soit la découverte n'a pas été brevetée (restée secrète), soit elle n'est pas brevetable (cas de nombreux services).

L'innovation touche un domaine plus large que celui concerné par les brevets. Des innovations remarquables n'ont pas fait l'objet d'un brevet : des business models (exemple : Dell), des marques (exemple : Virgin), des processus (exemple : TPS – Toyota Production System), des systèmes qualité (exemple : Lexus), des réseaux (exemples : Wall Mart ou Otis), des services (exemple : Fedex), des solutions (exemple : UPS Supply Chain), ou des systèmes (exemple : Microsoft Office).

∧  Haut de page2.3. Innovation de rupture et innovation incrémentale

L'innovation de rupture modifie profondément la production ou les conditions d'usage par les clients (cas du verre float, ou du verre feuilleté). L'innovation incrémentale (appelée aussi amélioration continue) ne change généralement pas l'industrie du verre plat (cas des nouvelles couches à maintenance réduite – appelées autonettoyantes).

L'innovation de rupture est aussi appelée innovation de révolution ou innovation de changement de technologie. On la nomme breakthrough en anglais (littéralement : « percée »). Les innovations de rupture sont des discontinuités fondamentales qui sont perceptibles dans les coûts ou la qualité des produits. L'innovation de rupture est souvent suivie d'innovations incrémentales qui améliorent le produit ou le processus initial, jusqu'à une nouvelle innovation de rupture.

L'innovation incrémentale est aussi appelée innovation d'évolution. On connaît en général de longues périodes d'innovation, d'amélioration continue, ponctuées par de rares innovations révolutionnaires. Il y a une discontinuité majeure engendrée par les innovations de rupture : le changement de compétences nécessaires. Dans l'industrie du verre ces changements ont souvent provoqué des conflits importants (par exemple : arrivée des fours continus, passage de la glace et du verre à vitre au float…).

∧  Haut de page3. Deux innovations de rupture remarquables

∧  Haut de page3.1. La mise en forme du verre plat avec le procédé float

Photo. Couverture de la revue Popular Mechanics.

Fig. 2 : Couverture de la revue Popular Mechanics de décembre 2005, détail.

Ce procédé de mise en forme a rapidement remplacé tous les autres procédés (verre à vitre et glace polie). Il a entraîné une profonde mutation de l'industrie du verre plat au cours des années 1970. De nombreuses usines, qui utilisaient les anciens procédés, ont été rapidement fermées. Aujourd'hui5, il y a environ 400 lignes de production dans le monde utilisant ce procédé (qui est utilisé pour produire, pratiquement, l'ensemble du verre plat pour le bâtiment, l'automobile et l'industrie). L'entreprise Pilkington à l'origine de l'invention a été acquise, en 2006, par NSG (une entreprise japonaise). On aurait pu penser que ses dividendes lui auraient assuré la suprématie pour longtemps, dans le verre plat… La revue américaine Popular Mechanics6, en 2005, classe l'invention du verre float au sein des cinquante inventions les plus importantes des cinquante dernières années (Fig. 2).

L'entreprise qui a connu le plus grand succès dans le verre plat, depuis le milieu des années 1970, c'est Guardian Industries, qui pendant longtemps n'avait pratiquement aucune dépense de R&D (Guardian avait son siège social dans de vieux locaux du Michigan, aux USA). Guardian a profondément innové dans les méthodes de distribution, dans le management et dans une réduction très importante de tous les coûts de structure. Guardian dispose aujourd'hui d'environ 28 lignes float7. Guardian Industries (qui était, en fin des années 19508, proche du dépôt de bilan) est l'entreprise qui a connu le développement le plus remarquable avec le procédé float.

Dans le même temps, Pilkington, à l'origine du procédé float, perdait son indépendance et était absorbé par le groupe japonais NSG, en 20069.

∧  Haut de page3.2. Distribution du verre en plateau

Photo. Chargement d'un camion.

Fig. 3 : Camion chargeant un pupitre de plateaux (feuilles) de verre plat de 3,21× 6,00 m (le chargement total est d'environ 20 tonnes).

À partir du début des années 1980 le verre plat a été vendu, en Europe, en plateaux de 3,21 m (largeur de fabrication) sur 6 m. Ces dimensions qui ont été par la suite standardisées ont conditionné tous les outils situés en aval dans la transformation du verre, pour le bâtiment ou l'industrie. À l'origine, cette innovation a permis de réduire la découpe du verre sur les sites de production du verre de base et de réduire les coûts d'emballage, mais aussi de faciliter le chargement à partir des lignes float et le déchargement du verre chez les clients (Fig. 3). Cette innovation a aussi permis de réduire les pertes de découpe dans la transformation.

Ces plateaux ne peuvent pas être transportés dans les containers ordinaires (ni assez hauts ni assez longs). Il est donc très difficile (sinon impossible) au verre en provenance de pays à très bas coût d'être livré en Europe, dans ces dimensions standards. Ces dimensions standards (et la standardisation qu'elles ont entraînée) protègent le marché européen mieux que ne le ferait un produit de haute technologie… Sans cette standardisation, on peut penser que le verre chinois serait présent, en plus grande quantité, en Europe.

∧  Haut de page4. Quelques innovations incrémentales remarquables

∧  Haut de page4.1. Productivité

La productivité, dans l'industrie du verre plat, a connu une progression continue passant de quelques dizaines de kilos par jour et par personne au début du XIXe siècle à environ 5 tonnes par personne par jour en 200910. L'amélioration de la productivité a permis une baisse continue du coût de production. C'est cette baisse continue du coût de production du verre plat qui explique la large utilisation de ce matériau dans le bâtiment et dans l'automobile. Dans l'automobile par exemple le verre contribue largement à l'esthétique du véhicule pour un coût très acceptable par rapport au coût total du véhicule. Il en est de même dans le bâtiment où le verre remplit une des fonctions clés pour un faible coût par rapport au coût total du bâtiment. Le verre float est vendu, en sortie des usines de verre plat, à un prix de quelques centaines d'euros la tonne (aux environs de 300 euros la tonne, en 2009)11, au-dessous des prix de l'acier et de l'aluminium.

∧  Haut de page4.2. Les verres à couches

Que de progrès réalisés, en un peu plus de 60 ans, sur les verres à couches ; depuis les premières couches conductrices déposées sur les vitrages d'un bombardier de la guerre, en 194212, pour désembuer et dégivrer ces vitrages, et les vitrages qui améliorent le confort d'hiver et/ou le confort d'été avec des surfaces à maintenance facilitée et les couches pour les cellules photovoltaïques ! Dans de nombreux pays, pratiquement chaque vitrage isolant est fabriqué avec au moins un verre à couche faiblement émissive, pour réduire le coefficient de transmission thermique.

∧  Haut de page4.3. Les combustibles

L'évolution des combustibles illustre bien la notion de progrès permanent et incrémental dans l'industrie du verre. Les fours ont été longtemps chauffés au charbon de bois qui fut ensuite remplacé par le charbon de terre. Puis le gaz de cokerie a été utilisé, avant le fuel (à haute teneur en soufre, puis à basse teneur en soufre), et enfin le gaz naturel, qui est aujourd'hui le combustible préféré.

La dernière innovation est le remplacement de l'air de combustion par de l'oxygène pur (avec des brûleurs d'oxy-combustion)13. Toutes ces innovations ont permis de baisser, peu à peu, la consommation spécifique de combustible nécessaire pour l'élaboration du verre plat.

∧  Haut de page4.4. Essai de classification des innovations de l'industrie du verre plat, des origines à aujourd'hui.

Dans le tableau ci-après (table 1), nous avons tenté de classer les principales innovations de l'industrie du verre plat entre innovation de rupture et innovation incrémentale.

Verre plat : Innovation de rupture et amélioration incrémentale
DateRuptureAmélioration incrémentale
Les originesTaille de l'obsidienne et de pierres transparentes
Fusion en potFusion en « four primaire » en Orient et fusion en « four secondaire » pour la mise en forme en Europe
c. 50 av. JCSoufflage (en Syrie ?)Verre coulé (Empire romain)
Jusqu'à la fin du XVIIIe siècleVenise régule le commerce (XIIIe s.) puis la production (XIIIe s.) du verreVerre en manchon
Verre clair (Venise)
[maîtrise de la décoloration]
Maîtrise de la coloration du verre
Miroir au mercure (début du xvie s., à Venise)Vitraux des cathédrales
Coulée sur table [suivie de doucissage et polissage] (fin du XVIIe s.)
Bernard Perrot et Lucas de Nehou
Verre en cives (perfectionné à Rouen c. 1330)
Chauffage des fours du bois au charbon de terre (1615)
Cristal (verre au plomb) – George Ravenscroft (1676)
Doucissage et polissage
1790 à 1850Soude artificielle (1791, Leblanc)Guinand (c. 1790) [agitation du verre en fusion]
Procédé Chance (1834, Londres)
1850 à 1900Miroir à l'argent (1840, Liebig)Cristal Palace (1848, Londres)
Soude artificielle (procédé Solvay, 1863)
Laminage entre rouleaux (1848, Henry Bessemer)
Fusion en bassin (Four Siemens)
[gazogène en 1854, four à bassin en 1867]
Les combustibles : du bois, au charbon, au gaz
Trempe (1875, de la Bastie)
[larmes bataviques connues depuis 1661]
Conventions entre verriers [en particulier les « Conventions des Glaces »]
1900 à 1949Étirage (Fourcault)
(brevet de 1903 / exploitation en 1913)
Mécanisation des glaceries
American Window Glass – Lubbers (1903)
Coulée Bicheroux (Saint-Gobain, c. 1910)
Verre feuilleté (1903, Edouard Benedictus)Étirage Colburn (Libbey Owens)
[exploité à partir de 1917]
Étirage Pittsburgh (PPG 1925)
Machine Boudin (Saint-Gobain, c. 1927)
Couches minces (1939 et 1942, USA)
[vitrages à couches conductrices pour l'aviation]
Trempe « Securit » (1929)
Vitrages de l'automobile [en particulier, verre vert] (1934, PPG)
Four Verlay pour la trempe (1939)
PVB [verre feuilleté] (1939, USA)
Douci continu [dit Twin] (Pilkington, 1938)
Vitrage isolant hermétique (1940, USA)
Années 1950Float Glass (1959, Pilkington)
[la différenciation entre verre à vitre et glace disparaît]
Procédé Jusant (Saint-Gobain, 1955)
1960 à aujourd'huiPlateaux de 3,21 x 6 mCouches réfléchissantes (début des années 1970)
Couches faiblement émissives [transparentes et conductrices] (milieu des années 1970)
Verre extra-clair (années 1980)
VEC / VEA (années 1980)
Brûleurs d'oxy-combustion (années 1990)
Couches dites « autonettoyantes », en fait « à maintenance facilitée » (fin des années 1990)
Couches « trempables » (années 1990)
Nouveaux vitrages isolants [fonctions, intercalaire s…]
Productivité [amélioration permanente]
© Bernard Savaëte – BJS.Différences – Mars 2009

Table 1 : Essai de classification des innovations de l'industrie du verre plat, des origines à aujourd'hui.

∧  Haut de page4.5. Les attentes en innovations

C'est dans la première phase d'élaboration du verre plat (fusion et affinage) qu'est attendue, aujourd'hui, une innovation de rupture. Le four Siemens (mis en place au milieu du XIXe siècle) doit trouver un remplaçant offrant une meilleure flexibilité et une meilleure efficacité énergétique.

QuandFusion et affinageMise en formeRefroidissementDistribution
HierPot Four SiemensCives
Manchons
Dalles
Polissage
Calandrage
Étirage
Carcaisse
Étenderie
Mesures fixes
Aujourd'huiFour SiemensFloat CalandrageÉtenderiePrincipalement des plateaux de 3,21 x 6 m
DemainOn attend ici une innovation de ruptureLe float donne toute satisfactionL'étenderie aujourd'hui?

Table 2 : Les attentes, en innovation, pour le verre plat

∧  Haut de page5. Les freins à l'innovation

Nous pouvons examiner deux cas typiques de frein à l'innovation : les ententes industrielles et commerciales et certains discours marketing peu ou pas appropriés.

5.1. Les ententes commerciales

Le verre plat européen a une structure d'oligopole, avec un faible nombre de producteurs et un nombre important de clients. Avec un seul procédé de production (le float) et des rendements peu différents d'un site à l'autre, la tendance est forte pour les producteurs de s'organiser en cartel. Les oligopoles ont tendance à former des cartels horizontaux définissant (de façon formelle ou tacite) des barèmes de prix et des répartitions de marché. L'industrie du verre plat souffre encore du poids des traditions et rencontre des difficultés pour sortir du fonctionnement en ententes qui ont fait son succès quand ces ententes étaient légales (jusqu'à la fin des années 1950). Aujourd'hui ces ententes sur les prix et les partages de marché sont interdites. Les entreprises du verre plat européen ont, à plusieurs reprises (voir table 3), été condamnées à des amendes par la direction de la concurrence de Bruxelles, même si certains économistes (parmi les libéraux les plus résolus) contestent cette pratique, estimant qu'il faut « délivrer l'industrie d'entraves ». On peut penser que, sans ces ententes, des travaux plus importants auraient été menés pour travailler sur de nouvelles méthodes d'élaboration du verre en vue d'obtenir un avantage concurrentiel (qui serait nécessaire dans un marché de concurrence plus parfaite). Le four Siemens actuel (qui a plus de 150 ans) a un rendement énergétique pauvre et nécessite un profond renouveau. Je crois que le niveau très élevé des dernières amendes va amener l'industrie du verre plat à innover pour modifier ses paradigmes et pratiques.

Mise en cause des verriers européens pour entente illégale
DateDécision européenne
Début des années 1980Benelux84/388/CEE du 23 juillet 198414
1986Italie89/93/CEE du 7 décembre 198815
Début des années 1990AllemagneDécision de la chambre du bureau fédéral des Cartels du 22 février 1993
2004EuropeIP/07/1781 du 28 novembre 200716
1998 à 2003Europe automobileIP/08/1685 du 12 novembre 200817

Table 3 : Mise en cause des verriers, pour entente, en Europe (décisions 84/388/CEE du 23 juillet 1984 - 89/93/CEE du 7 décembre 1988 - IP/07/1781 du 28 novembre 2007 - IP/08/1685 du 12 novembre 2008).

∧  Haut de page5.2. Une innovation technique malmenée par un discours marketing peu approprié (verre autonettoyant)

Une couche déposée sur le verre (couche d'oxyde de titane sous forme anatase) facilite la décomposition (photocatalytique) des matières organiques qui y sont déposées. D'autre part, cette même couche étant aussi très hydrophile, l'eau y forme un film mince au lieu de gouttelettes (formées sur une surface de verre ordinaire), facilitant l'élimination de nombreuses particules fixées à la surface du verre. Ce produit pourrait être dénommé « verre à maintenance réduite », ou « verre à nettoyage facilité », or il a été appelé « verre autonettoyant », ce qu'il n'est pas ! Les revêtements photocatalytiques ne dégradent que les salissures organiques. Les salissures minérales recouvrent progressivement le revêtement et risquent au bout d'un certain temps de le désactiver en quelque sorte. La solution dans ce cas est de projeter de l'eau, sans détergent, régulièrement, de manière à enlever les impuretés et ainsi restituer au revêtement son efficacité. Ce système requiert une pluviométrie suffisante pour enlever les résidus issus de la photocatalyse. Dans les régions où la pluviométrie est faible, et dans les cas où les vitres se situent dans des endroits difficiles d'accès, on pourrait imaginer incorporer un système de distributeur d'eau qui éviterait l'encrassement du revêtement…

Voici ce que disait Russel Ebeid, président de Guardian Glass, à Tampere (Finlande), en juin 2007, et qu'il a répété récemment, en février 2009, aux États-Unis, lors de la Building Envelope Contractors Conference (BEC)18 :

There will be the tendency to over-hype new offerings with fuzzy jargons. This leaves the trade open for wild claims and illusions. It won't take many failures or false starts to badly damage the image and reputation to our highly visible industry. To cite a recent example, consider when segments of this industry introduced a new product. In hindsight, was it no maintenance glass, low maintenance, easier to clean, only works with distilled water, or when the sun is shining. The gap between what was promised and what is delivered is defined as not just a company's credibility but also an entire industry's integrity. On the other hand, when great products are developed – and delivered in a timely manner to the marketplace – a great brand is created and a reputation generated that makes the next generation of product easier to bring to market.19.

Il y a quelques années une même erreur avait été faite en terminologie. Certains souhaitaient appeler « non émissif » un verre à couche qui n'était que « faiblement émissif », « bas émissif » ou « très faiblement émissif ». Heureusement le bon sens l'a emporté et la terminologie française a finalement abandonné le concept « non émissif » qui est impropre et injustifié.

Dans un environnement où la communication joue un rôle clé, le discours marketing qui accompagne les innovations industrielles influence grandement leur devenir.

∧  Haut de page6. Quelles innovations et quels changements attendre ?

Deux transformations majeures devraient modifier l'innovation dans le verre plat :

  • Les nouveaux arrivés dans la production de verre plat (les anciens transformateurs arrivés à la production de verre de base par intégration verticale) tels que Trösch, Interpane, Scheuten & Sangalli (en Europe) et d'autres aux Etats Unis et en Chine, en particulier…
  • La Chine qui dispose de 50   % des lignes float20 et produira 50 % du verre plat. La Chine dispose d'un grand nombre de lignes de production à bas coût et pourrait conduire (avec ses nombreux ingénieurs et chercheurs) de la recherche sur les processus de production, dans les années qui viennent.

Ces transformations devraient conduire à une diminution de l'influence des anciennes « manufactures ». On peut penser que les innovations majeures pourraient venir de ces nouveaux acteurs comme dans les années 1980 et 1990, au cours desquelles Guardian Industries a innové en transformant profondément la commercialisation des produits verriers de base.

∧  Haut de page7. Conclusion

Il y a place pour une histoire du verre entre légende et clichés (des marchands de nitre au bord du fleuve Bélus à monsieur et madame Pilkington faisant leur vaisselle) et une histoire centrée sur une seule entreprise qui n'échappe pas aux influences de la fonction communication. L'histoire moderne et contemporaine du verre plat, de son économie, de sa structure et de ses innovations, mérite que des universitaires et des chercheurs indépendants y consacrent du temps pour réaliser l'analyse scientifique en profondeur que mérite cette industrie. Je retiens six points principaux :

  • 1. Sortons l'histoire du verre (et du verre plat, en particulier) des légendes pour en faire une véritable discipline scientifique et enseignons-la dans les cursus de formation verrière.
  • 2. Plusieurs entreprises qui ont connu et connaissent encore un développement important n'ont pas été à l'origine d'innovations scientifiques et techniques, ou de brevets mais d'innovations managériales et/ou commerciales.
  • 3. La commercialisation du verre en plateaux a été une innovation majeure, qui protège encore le marché européen.
  • 4. Les ententes, nombreuses dans le verre plat en Europe (cartels non autorisés) ont été, et restent, je crois, un frein à l'innovation de rupture dans l'élaboration du verre plat (fusion et affinage).
  • 5. Le marketing est un outil puissant : il peut être un merveilleux support pour la diffusion de l'innovation ou un déstabilisateur d'innovation (perturbant la perception de l'innovation).
  • 6. Les nouveaux venus sur le marché (les anciens transformateurs), les deux entreprises japonaises (AGC & NSG, qui sont deux des quatre acteurs majeurs du verre plat) et les entreprises chinoises pourraient devenir des acteurs importants de l'innovation dans le verre plat.
    L'Organisation mondiale de la propriété industrielle a publié, dans son bilan 2007, que c'est en Asie que le nombre de dépôts annuels de brevets croît le plus vite. La France, qui jusqu'ici trônait au 4e rang mondial, recule d'une place et cède la place à la Corée. La Chine, qui termine 7e du classement, enregistre une progression du nombre de demandes déposées de 38 %21. L'USPTO (l'Office des brevets américains), qui délivrait le plus grand nombre de brevets depuis 1998, a été dépassé en 2007 par l'Office des brevets du Japon. L'Office des brevets de la Chine a remplacé l'OEB (l'Office européen des brevets) à la 4e position en termes de brevets délivrés. Les brevets délivrés par les cinq plus grands offices de brevets (les offices de brevets du Japon, des États Unis, de la République de Corée, de la Chine et l'OEB) représentaient 74,4 % du total.
    En 2008 la Chine prend la 6e place des déposants de brevets22. En 2008, pour la première fois, une entreprise chinoise (Huawei Technologies) est arrivée en tête des déposants de demandes de brevet avec 1 737 demandes23. Les nouvelles utilisations du verre pour le solaire (photovoltaïque et concentration) devraient aussi notablement influencer cette industrie du verre au cours des dix prochaines années. Il faut noter que l'axe Europe de l'Ouest-Amérique du Nord, qui a dominé jusque dans les années 1980 l'industrie du verre plat dans le monde, a vu son influence diminuer (PPG qui était le premier verrier mondial au début des années 1980, et qui n'est plus aujourd'hui qu'un des verriers américains, est un exemple remarquable des bouleversements intervenus au cours des trente dernières années).

Le fait que ce soit Guardian, une des entreprises qui a un des plus faibles budgets de recherche et développement de toute l'industrie du verre, qui ait connu le plus grand développement au cours des vingt-cinq dernières années, mériterait que soit bien analysé le rôle de la fonction innovation dans ce secteur industriel. Guardian a innové dans les organisations, dans les modes de commercialisation et dans la dispersion de ses implantations. Les autres « vieilles manufactures », depuis longtemps, privilégiaient une focalisation principalement technologique et une innovation incrémentale pour atteindre l'excellence industrielle…

Guardian, in fine, avec ses innovations radicales dans la commercialisation et l'organisation et son approche nouvelle des marchés, a autant bouleversé l'industrie du verre plat que Pilkington l'avait fait avec le procédé float.

Bernard Savaëte

  • 1.  ↑  Richet Pascal, L'Âge du Verre, novembre 2008, Gallimard, p. 16.
  • 2.  ↑  Revue Glass, février 1959, p. 68-69.
  • 3.  ↑  Brevet américain de W. E. Heal, numéro 710 357, délivré le 30 septembre 1902.
  • 4.  ↑   Manuel d'Oslo (La mesure des activités scientifiques et technologiques), OCDE, 2e édition, janvier 1996, p. 9.
  • 5.  ↑  « Les lignes float dans l'ensemble du monde », base de données de BJS.Différences non publiée.
  • 6.  ↑  Revue Popular Mechanics, décembre 2005.
  • 7.  ↑  « Les lignes float dans l'ensemble du monde », base de données de BJS.Différences non publiée.
  • 8.  ↑   The Legend of Guardian Industries, Jeffrey L. Rodengen, 2004, p. 189.
  • 9.  ↑  Décision de la Commission Européenne du 7 juin 2006 (Case n° COMP/M.4173 - Nippon Sheet Glass / Pilkington).
  • 10.  ↑  « Les lignes float dans l'ensemble du monde » (base de données de BJS.Différences non publiée).
  • 11.  ↑  « Les prix de vente du verre float, en Europe de l'Ouest, depuis le début des années 1980 jusqu'à aujourd'hui » (base de données de BJS.Différences, non publiée).
  • 12.  ↑  Brevet américain 2 429 420, déposé le 5 octobre 1942, par Libbey-Owens-Ford Glass Company de Toledo.
  • 13.  ↑   Glass Melting Technology: A Technical and Economic Assessment, A Project of the Glass Manufacturing Industry Council Under contract #DE-FC36-021D14315 to the U.S. Department of Energy Industrial Technologies Program (formerly Office of Industrial Technologies), octobre 2004, p. 54-55.
  • 14.  ↑   Journal officiel de la CEE n° L 212 du 08/08/1984, p. 13-22.
  • 15.  ↑   Journal officiel de la CEE n° L 033 du 04/02/1989, p. 44-73.
  • 16.  ↑  Bulletin UE 11-2007 Concurrence (21/34) 1.11.21. Décision de la Commission, le 28 novembre. Verre plat.
  • 17.  ↑  Bulletin UE 11-2008 Concurrence (8/25) Ententes et abus de positions dominantes ; articles 81 et 82 du traité CE Affaires individuelles 1.12.8. Décision de la Commission, le 12 novembre. La Commission inflige des amendes d'un montant de plus de 1,3 milliard d'euros à des producteurs de verre automobile pour avoir conclu des accords de partage de marchés.
  • 18.  ↑  US Glass, volume 44, n° 4, avril 2009, p. 60.
  • 19.  ↑  Glass Performance Days 2007, Tampere, Finlande, « Back to the future: A prognosticator's update for the 21st century (Trends, regulations and innovations are changing the way we do business) », Russell J. Ebeid, President - Glass Group Guardian Industries Corp.
  • 20.  ↑  « Les lignes float dans l'ensemble du monde » (base de données de BJS.Différences non publiée.
  • 21.  ↑  Communiqué de presse de l'organisation mondiale de la propriété industrielle du 27 février 2008 (référence PR/2008/537) qui fait le bilan des dépôts de brevets en 2008.
  • 22.  ↑  Communiqué de presse de l'organisation mondiale de la propriété industrielle du 27 janvier 2009 (référence PR/2009/583) qui fait le bilan des dépôts de brevets en 2009.
  • 23.  ↑  Ibidem.