Actes du deuxième colloque international de l'association Verre et Histoire, Nancy, 26-28 mars 2009

Innovations dans les marchés et les produits :
Introduction

Pascal Vipard
Maître de conférences, Université Nancy II (France)

Le nombre de communications sur l'époque moderne et surtout contemporaine présentes dans ce colloque sur les innovations verrières et leur devenir pourrait laisser croire que les périodes antiques et médiévales n'auraient guère été concernées par le phénomène.

Il n'en est bien évidemment rien. Dès l'invention du verre au troisième millénaire avant notre ère, son histoire n'a en effet été qu'une succession d'innovations souvent très réussies dont le rythme s'est encore accru après l'une des plus belles d'entre d'elle : l'invention du verre soufflé au Ier s. av. J.-C. en Syrie. Même si c'est par hasard que cette technique voit le jour dans le monde romain (cette province est conquise en 64 av. J.-C.), son avenir va désormais être indissolublement lié à cette civilisation. Cette formidable découverte va en entraîner une multitude d'autres, notamment, vers la fin du même siècle, celle du verre plat, à vitre (translucide ou transparent)1, dont on sait l'influence qu'elle a eue sur l'architecture, en terme d'agrandissement et d'allégement des formes des édifices, d'augmentation de la luminosité ou du confort ; héritage sur lequel nous vivons encore largement. Plus généralement, l'histoire du verre romain n'est qu'une succession d'innovations dont la plus originale pourrait bien être de nature économique, comme le montre la communication de Bruce Velde dont les résultats des analyses physico-chimiques semblent bien mettre en évidence l'existence, durant au moins quatre siècles, d'un monopole de la production au Proche-Orient avec une diffusion, à partir de là, d'un produit semi-fini dont l'élaboration finale s'effectuait à l'échelon local dans l'Empire. La mise en place d'un tel système économique pour un produit de synthèse est un phénomène plutôt unique dans les annales de l'Empire. Les autres aspects novateurs sont plus techniques : maîtrise des couleurs et amélioration de la transparence – préoccupation que l'on rencontre, pour le premier point au moins, à la même époque en Asie (communication de Laure Dussubieux et Maryse Blet-Lemarquand), sans qu'il y ait apparemment le moindre transfert de technologie, même indirect, entre les deux civilisations ; maîtrise également de la dimension des plaques de verre plat (par coulage ou soufflage) entraînant des bouleversements dans le fenêtrage et permettant une maîtrise de la régulation thermique (verre teinté, et, surtout, « double vitrage »…). Pour rester dans le domaine de l'architecture et de la décoration, on pourrait également citer les incrustations architecturales (fausses gemmes, plaques décorées en relief ou peintes, opus sectile ou tesselles de mosaïques…). Les Romains avaient légitimement le droit d'être fiers de ces innovations qui permettaient de passer du rêve (écrit ou peint) de la fin de la République et du Principat à la réalité physique. Dans le domaine de la vaisselle également, les innovations verrières romaines sont nombreuses (formes, couleurs, techniques…), même si toutes ne sont pas aussi spectaculaires que certaines réalisations particulièrement abouties (verre diatrète, par exemple).

Dans une civilisation pré-scientifique particulièrement soucieuse de maîtrise (des hommes, de la nature…), le verre, notamment soufflé, a bénéficié d'une conjonction favorable aux innovations. La plupart ont été durables, d'autres plus limitées dans le temps, mais pour tous les cas connus, combien d'essais avortés sans avoir laissé de traces ? À ce sujet, une anecdote dans laquelle il est difficile de démêler la part d'authenticité de celle du faux ou du fantasme est très significative d'une certaine conception de l'innovation à cette époque ; elle est rapportée de deux façons vers la fin du Ier s. par Pétrone et par Pline l'Ancien – très dubitatif –2 : un inventeur romain aurait proposé à l'empereur Tibère (donc dans les années 20-30 de notre ère) une « formule de verre faisant en sorte qu'il soit flexible » (uitri temperamentum ut flexibile esset). Obscurité du texte et information douteuse ne permettent pas de savoir de quoi il s'agissait : supercherie ? verre incassable ? invention accidentelle d'un polymère transparent ou translucide (plastique) ? Toujours est-il que le malheureux inventeur aurait été supprimé et sa production détruite afin de ne pas faire chuter la valeur du bronze, de l'argent et de l'or avec son invention. On serait là en présence d'un bel exemple d'innovation étouffée dans l'œuf, mais qui n'a finalement pas été sans avenir. Cette anecdote a en effet été considérée comme une certitude et véhiculée à partir du Moyen-Âge par les alchimistes qui cherchaient le secret du verre malléable et flexible, matière parfaite3.

Revenons à des données plus assurées. Très tôt, les multiples innovations incessantes, si elles apportaient des satisfactions, se sont également quelquefois heurtées aux traditions. Dès son invention déjà et surtout dès sa rapide utilisation, au Ier s. ap. J.-C., à des fins de confort, mais également d'ostentation, certains éléments conservateurs de la bonne société romaine (dont Sénèque s'était fait le porte-parole) se sont ainsi élevés contre le verre plat qui bouleversait les traditions architecturales et certaines habitudes (aux bains notamment). On retrouve là la traditionnelle condamnation de la luxuria, dans une société en pleine mutation, partagée entre le respect de valeurs traditionnelles ancestrales, d'une part, et, d'autre part, les besoins de luxe et d'ostentation des nouvelles élites de l'époque impériale. Les Modernes, les puissants (et l'économie), l'ont emporté sur les Anciens (et la morale) et dès les IIe s. et IIIe s. ap. J.-C., bien que toujours connoté comme très luxueux, le verre, est devenu plus courant.

Les bouleversements politiques de l'Antiquité tardive vont entraîner un certain nombre de pertes technologiques et un net appauvrissement du répertoire des formes, mais le verre, devenu rare, sans doute à la suite de la désorganisation des réseaux de distribution évoqués plus haut, va conserver ou retrouver son caractère élitiste et, du même coup, l'esprit d'innovation qui y est associé. S'inscrivant dans la tradition antique, les verriers occidentaux du haut Moyen Âge ne se contentent pas simplement de perpétuer des techniques et des habitudes romaines, mais innovent à leur tour pour s'adapter aux problèmes d'approvisionnement et aux nouveaux besoins d'ostentation et préoccupations religieuses de la société franque. L'étude et les analyses des productions attestent leur virtuosité et leurs recherches de nouvelles solutions, ainsi que leur créativité. La maîtrise des couleurs et de la découpe du verre plat (obtenu désormais uniquement par soufflage) va ainsi permettre la naissance du vitrail appelé à un grand avenir4.

Durant tout le Moyen Âge, les innovations n'ont jamais cessé, que ce soit dans la composition – avec l'apparition, à l'époque carolingienne, des verres à fondant potassique à côté des verres sodiques traditionnels, par exemple – ou dans la technique – avec le soufflage en couronne au Bas Moyen Âge. Nul doute que les verriers continuent à réfléchir et à progresser. Certaines de leurs innovations ne semblent pas avoir connu grand succès ; c'est par exemple le cas d'une forme de décoration émaillée, pourtant particulièrement aboutie techniquement et artistiquement, rencontrée dans la Sainte-Chapelle (communication de Sophie Lagabrielle). D'autres, au contraire, ont connu un succès bien avéré. C'est le cas du vitrail qui, après avoir vu l'introduction de sujets figurés à l'époque carolingienne, va devenir, à partir des XIIe-XIIIe s., un élément incontournable de l'architecture religieuse médiévale. De même que le verre plat a « révolutionné » l'architecture romaine (aspect largement sous-évalué par les architectes antiquisants), le vitrail est à juste titre reconnu comme une des principales caractéristiques de la « révolution » gothique.

L'innovation verrière médiévale n'est pas seulement décelable à partir de l'analyse archéologique, artistique ou physico-chimique des productions. L'analyse des sources écrites permet de mettre en évidence les mécanismes politiques (ou sociaux) susceptibles de sous-tendre le phénomène, comme le démontre l'étude de Michel Philippe sur le comté de Valois où l'action directe du roi a joué un rôle déterminant.

En définitive, on constate qu'en terme d'innovation, le verre, matériau très lié à la société qui en fait usage, a constamment dû (et su) s'adapter aux besoins de cette dernière, aussi bien durant l'Antiquité qu'au Moyen Âge. Matière rare et précieuse, particulièrement adaptée aux besoins d'ostentation notamment, elle est toujours restée très liée au pouvoir et aux puissants qui, par leurs besoins ou leurs initiatives directes, ont donc stimulé les innovations quand ce ne sont pas ces innovations qui ont suscité leurs besoins ou initiatives en leur montrant ce qu'il était possible de faire.

Pascal Vipard

  • 1.  ↑  Pour le verre plat en général, on peut se reporter à S. Lagabrielle et M. Philippe, éd., Verre et fenêtre de l'Antiquité au XVIIIe siècle, Actes du premier colloque international de l'association Verre et Histoire, Paris-La Défense / Versailles, 13-15 octobre 2005, Paris, 2009 ; Danièle Foy, éd., De transparentes spéculations. Vitres de l'Antiquité et du Haut Moyen Âge (Occident-Orient). Catalogue de l'exposition temporaire en liaison avec les 20èmes rencontres de l'AFAV sur le thème du verre plat (01/10/2005 - 31/12/2005), Bavay, 2005, 202 p.
  • 2.  ↑  Gerhard Eggert, Vitrum flexile als Rheinischer Bodenfund ? Kölner Jahrbuch für Vor- und Frühgeschichte, 24, 1991, p. 287-296 ; Gerhard Eggert, « Ancient aluminum? Flexible glass? Looking for the real heart of a legend », Skeptical Inquirer, 20, 1996, p. 31-34.
  • 3.  ↑  Mary Luella Trowbridge, Studies in Ancient Glass, 1930, p. 112.
  • 4.  ↑  Sylvie Balcon-Berry, Françoise Perrot, Christian Sapin, éd., Vitrail, verre et archéologie entre le Ve et le XIIe siècle. Actes de la table ronde tenue à Auxerre les 15-16 juin 2006, Paris, 2010, 288 p.