Actes du premier colloque international de l'association Verre et Histoire, Paris-La Défense / Versailles, 13-15 octobre 2005

Stéphane PALAUDE, Université de Lille III (France)

Stéphane ROELANDT, Université de Paris I (France)

Bruce VELDE, École Normale Supérieure, Paris (France)

Verreries en plat de l’Avesnois-Thiérache (xvie-xviie siècles)

II. L’arrivée des Lorrains : Paul de Hennezel et le marché du verre plat des Pays-Bas

Quatre familles de la Vôge se partagent la connaissance du verre en plat « façon Lorraine », en canon ou manchon : Hennezel, Thiétry, Bisval et Thysac (ou Tisacq). Justement Jacques de Tisacq est présent à la verrerie d’Esquéhéries dans la seconde moitié du xvie siècle, à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de l’aire d’étude28. Ses fils, Isaac et Jacob du Tisacq, y séjournent aussi29. Les Hennezel ont pris le même chemin car, dans les années 1570, les officiers du duc de Lorraine s’inquiètent du nombre croissant de migrations temporaires en Picardie. « M. Dannezel est venu besoigner avec ses compagnons en verre lorraine » en septembre 1571 à la verrerie de Momignies, située à une vingtaine de kilomètres au nord-est de Quiquengrogne30. En avril 1579, « MM. Dhennezel, Thietry, Thisac et son filz » quittent Momignies parce qu’ils sont religionnaires et craignent pour leur sécurité31.

Paul de Hennezel arrive en Thiérache entre 1601 et 160532. Il sonde alors de nouvelles contrées jusqu’en Brabant, entraînant ses demi-frères : Marc, Jean et Jacques33. La requête présentée le 28 mai 1605 par les amodiateurs de l’impôt des verrières de la Vôge précise que les gentilshommes verriers se sont retirés les uns près de la ville de Louvain, les autres « proche La Capelle en Thirache », ville située à six kilomètres à l’ouest de Quiquengrogne34. Paul de Hennezel séjourne d’ailleurs dans cette verrerie en 160635. Pour poursuivre la valorisation de leur forêt grâce au verre après l’arrêt de Follemprise en 160536, les Prémontrés de l’abbaye Saint-Nicolas de Clairfontaine signent le 27 avril 1606, un bail de 99 ans avec Paul de Hennezel pour « un jalloy de terre […] tenant du bout d’icelle abbaye, sur lequel […] lesdits bailleurs ont consenti en premier que ledit de Hennezel y fasse bastir ung four pour y faire des verre, tenant d’une lizierre au bois de Ranguilly, d’autre au fossez et d’un bout à la Marlière »37. Une verrerie en plat « façon Lorraine » vient de s’implanter en Thiérache à proximité d’un gisement de sable de qualité identique à celui de Quiquengrogne. Le four est allumé en 160838. En 1609, les religieux louent à Paul un autre « lot d’héritages en natture de bocquaillons rapailler et savarre »39, tenant toujours au mont de Ranguilly.

Fait significatif dans la démarche de Paul de Hennezel, cette verrerie est à quelques mètres de Wignehies, village situé dans les Pays-Bas. Or les Hennezel fournissent de longue date les Pays-Bas40. Des Hennezel ont déjà travaillé à Momignies, aussi dans les Pays-Bas, à quelques kilomètres de la frontière avec la France, mais ils ont dû fuir l’Espagne très catholique à cause de leur protestantisme. Cette installation ne semble donc pas le fruit du hasard. Si le marché français est facilement accessible, celui des Pays-Bas devient très proche, avec ou sans fraude. De plus, à la même époque, son demi-frère Marc de Hennezel de Vallois obtient de Maximilien de Ghistelle, seigneur de Thy en Brabant, l’octroi d’une verrerie pour 12 ans41. Sans compter que les deux autres demi-frères, Jean et Jacques, font valoir depuis 1605 au moins une verrière en forêt de Meerdal, près de Louvain42. C’est dire si cette fratrie est particulièrement active dans les Pays-Bas espagnols, tout en conservant le patrimoine verrier familial à Hennezel en Lorraine. Quant aux maîtres-verriers thiérachiens, ils restent apparemment tournés vers la France, leur zone de chalandise traditionnelle.

∧  Haut de pageIII. L’association du capital fourmisien et du savoir-faire lorrain (1626-1665)

Carte : voyages de Paul de Hennezel au début du 17e siècle

Fig. 3 : Les voyages de Paul de Hennezel au début du xviie siècle © S. Palaude, 2005.

En septembre 1613, Marc de Hennezel reprend la verrerie de son demi-frère Paul à Clairfontaine tandis que ce dernier part prendre la direction de Thy43. Marc partage son temps entre l’acquisition de propriétés et d’obligations et le travail sur le four où l’assiste Charles de Hennessé, sieur de Belleroche44. De son côté, Paul fait prospérer les affaires à Thy jusqu’à pouvoir créer une seconde fournaise à Ways tout proche45. Il n’oublie pas sa verrerie ancestrale et rentre en Lorraine en 1617. Il obtient en 1618 l’autorisation du duc de Lorraine pour aller travailler au Brabant tout en continuant le travail à la verrerie de Hennezel en Vôge46. Il ne cesse donc de voyager entre Hennezel, Clairfontaine, Thy, Ways et Louvain47. Les choses se compliquent en 1619, année où le seigneur de Thy est prévenu que Paul fait travailler des religionnaires lorrains48. Un long procès débute alors pour s’achever en 163049. Le sort de Thy et Ways est scellé : l’octroi est cassé le 25 mai 1621 et les nouvelles lettres patentes données à Bruxelles par les archiducs d’Autriche, Albert et Isabelle, le 25 juin 1621, autorisent le seigneur de Thy à poursuivre l’activité des fournaises « à charge de faire travailler des ouvriers catholiques »50.

Les quatre frères Hennezel se rapprochent alors de la verrerie de Louvain qu’ils ont quelque peu négligée51. Marc donne ses instructions à Jacques qui achète du bois et fait modifier le four ruiné depuis quatre ou cinq ans52. Les briques proviennent de Thy ainsi qu’une partie du matériel53. Marc y envoie de France « des pots propres à fonder les cendres et matériaux »54. Les cendres sont ramassées « au quartier de Louvain »55. La reprise est imminente en 1622. Jusqu’en 1626, l’équipe comprend Jean et Jacques de Hennezel, Salomon de Hennezel du Tolloy, Nicolas de Hennezel de Beaumont et Samuel, Jacob et Christophe de Thiétry56. Accusés d’être de la Religion Prétendue Réformée, Marc et ses compagnons sont bannis des Pays-Bas, le 4 mai 1624. Ils passent peut-être outre un temps, mais le coup de grâce est donné le 24 décembre 1626 : Paul est aussi banni des Pays-Bas57.

Il s’installe alors à Fourmies, village des Pays-Bas espagnols situé à la frontière avec la France, mais pas à la verrerie du Houÿ-Monplaisir. En effet, le 11 septembre 1620, les « officiers de la pairie d’Avesnes […autorisent] le construction d’une verrerie au lieu de Fourmies »58. Cependant, aucune mention de situation, propriétaire ou requérant n’apparaît. Or, c’est de Fourmies que, le 20 mai 1621, Paul de Hennezel écrit au Procureur Général du Brabant pour se plaindre du sort qui lui est fait59. Par la suite, Paul de Hennezel se porte acquéreur des « maison chambre estable et quatre razière de jardin […] at print au lieu est Huberlant […] » le 25 juin 162660. La verrerie du Huiberland de Fourmies doit produire du « gros verre » lorrain assez rapidement. Cette place verrière est encore dans les Pays-Bas dont Paul est pourtant banni. La verrerie doit appartenir officiellement à son associé, Ambroise du Quesne, car seul ce dernier fait les demandes officielles. La famille du Quesne est en relation à la fin du xvie siècle avec la famille Bongard qui a fait du verre plat « façon de France »61. La traditionnelle alliance du capital et du savoir, du marchand et du gentilhomme verrier lorrain, est en place.

Ambroise du Quesne et Paul de Hennezel font « par longues années du verre à fenestre en table au village de Fourny »62. Cependant, en l’absence de Paul, Ambroise « a au nom d’icelluy faict ledit verre »63. Cette fabrication se poursuit « en son propre et privé nom » après le décès de Paul en 163164. Ambroise obtient le renouvellement de son octroi en 163565. En 1645, Pierre, Claude, François, Christophe, Charles, Magdelon tous de Hennezel et George de Thiétry de la Pille s’engagent chez le marchand Brice du Quesne66 à Fourmies ; puis Josué et Jérémie de Thiétry à leur tour67. En 1647, une nouvelle équipe signe chez François du Quesne et Adrienne Hazart sa mère, veuve d’Ambroise : Josué et Jérémie de Thiétry ainsi que Charles de Hennezel, sieur de Belleroche, Charles de Hennezel, sieur de Longchamps et de Châtel, et Christophe, Madelon et Claude François de Hennezel68. En 1654, Josué de Thiétry travaille avec ses associés à Fourmies, Namur ou Thy69. Les fournaises d’alors ne fonctionnant que trois à huit mois par an, ils s’engagent dans différents endroits.

L’établissement du Huiberland prospère. En 1660, François du Quesne se réclamant de l’autorisation de 1635, continue de « faire des verres a fenestres en table [...] les vendre et distribuer en toutes villes, marchez et foires où bon luy samblera, et comme […] par le traicté de paix […] le village dudit Fourny est cédé [à la France…] », Philippe roi de Castille […] lui accorde la prorogation de l’octroi sur les terres espagnoles70. François du Quesne est parvenu à préserver ses débouchés commerciaux des Pays-Bas après l’annexion de Fourmies à la France comme suite au Traité des Pyrénées de 1659. Puis, le 3 décembre 1665, il vend à Martin Bertaud, laboureur à Fourmies, « l’héritaige d’une maison et une partie de jardin prin dans le courtil appelet le courtil du foure […] tenant à la ruelle creveau »71. Ce marchand habitant à Féron se désengage de Fourmies au profit de la verrerie du Mont-de-Pierre72.


  • 28.  Esquéhéries, département de l’Aisne, arrondissement de Vervins, canton du Nouvion-en-Thiérache. Enquête sur la noblesse des Thysac du 21 juillet 1609 ; Arch. Dép. Aisne, F 10, Fonds divers.  ↑
  • 29.  Idem.  ↑
  • 30.  Chambon R., 1960, « Les verreries forestières du Pays de Chimay du XIIe au XVIIIe siècle d’après les documents d’archives », Publications de la Société d’Histoire Régionale de Rance, 1959-1960, t. IV, Chimay, imprimerie Duval éd., p. 160.  ↑
  • 31.  Idem.  ↑
  • 32.  Arch. Gén. Royaume, Bruxelles, Office Fiscal du Brabant, portefeuille 91, liasse 647 ; repris par Ladaique G., 1973, Les Verriers de la Vôge, 1390-1636, Archéologie et travail verriers, L’âge d’or des verrières, L’exode et les fondations entreprises à l’étranger, Thèse pour le doctorat de troisième cycle, non soutenue.  ↑
  • 33.  Paul de Hennezel est le fils d’Antoine de Hennezel et de Jeanne de Hennezel. Veuve, cette dernière se remarie avec Marc de Hennezel dont elle eut Marc, Jean et Jacques ; Ladaique G., op. cit., p. 258, note 20 et Arch. Gén. Royaume, Bruxelles, Office Fiscal du Brabant, portefeuille 91, liasse 647 où il est clairement précisé que Paul est bien le demi-frère des trois précédents.  ↑
  • 34.  Ladaique G., op. cit., p. 292 et note 1.  ↑
  • 35.  Arch. Dép. Aisne, B 1150, Bailliage de la Fère. L’acte cite Raoul et non Paul. Ces deux prénoms sont pourtant extrêmement proches.  ↑
  • 36.  Son fondateur n’assiste pas à la signature du contrat de mariage de Reine de Bongard, sans doute sa parente, le 6 mai 1605 ; Arch. Dép. Aisne, B 2892, fol. 76-78, Bailliage de Saint-Quentin.  ↑
  • 37.  Arch. Dép. Aisne, B 1150, Bailliage de la Fère.  ↑
  • 38.  Hennezel d’Ormois J., op. cit., p. 98.  ↑
  • 39.  Le 15 avril 1609 ; Arch. Dép. Aisne, B 1150, Bailliage de la Fère. Cette année 1609 est reprise dans la carte générale sous Clairfontaine 1.  ↑
  • 40.  Rose-Villequey G., 1970, Verre et verriers de Lorraine au début des Temps Modernes (de la fin du XVe siècle au début du XVIIe siècle), Thèse de doctorat, Nancy : Imprimerie Bialec, p. 654.  ↑
  • 41.  Le 15 octobre 1609 ; Arch. Gén. Royaume, Bruxelles, Office Fiscal du Brabant, portefeuille 91, liasse 647. Thy se trouve à quelques kilomètres de Nivelles, en Belgique.  ↑
  • 42.  Ladaique G., op. cit., p. 258.  ↑
  • 43.  M. d’Hennezel d’Ormois (op. cit., p. 99) pense à une création de Marc de Vallois. Arch. Gén. Royaume, Bruxelles, Office Fiscal du Brabant, portefeuille 91, liasse 647. Ce dossier indique un échange. Cette année 1613 est reprise dans la carte générale sous Clairfontaine 2.  ↑
  • 44.  Il faut consulter l’inventaire impressionnant des débiteurs dressé lors du décès de Marc de Hennezel ; Arch. Dép. Aisne, B 1150, Bailliage de la Fère.
    Hennezel d’Ormois J., op. cit., p. 100. Le sieur de Belleroche semble apprécier la région.  ↑
  • 45.  Arch. Gén. Royaume, Bruxelles, Office Fiscal du Brabant, portefeuille 91, liasse 647. Signalons que l’abbaye de Liessies possède pour moitié la haie de Fourmies dans laquelle Guillaume Bongard dispose du fief du Houÿ-Monplaisir. Mais elle possède aussi les droits d’autel, dîmes et autres rentes ainsi que des biens fonciers sur le terroir de « Thÿ et Hauay ». L’ensemble est pris à cense par Jehan Mathieu en 1553, 1559 et 1561 ; Arch. Dép. Nord, respectivement 9 H supplément 27, 28 et 29, Abbaye de Liessies. La famille Mathieu est de « menu verre », sans que le lien de parenté soit établi.  ↑
  • 46.  Lettres patentes accordées le 31 janvier 1618 et renouvelées le 23 avril 1624 ; Arch. Dép. Meurthe-et-Moselle, Lettres Patentes, B 86, fol. 141 ; repris par Ladaique G., op. cit., p. 259, note 27.  ↑
  • 47.  Voir la carte Les voyages de Paul de Hennezel au début du XVIIe siècle.  ↑
  • 48.  Notamment « Marc de Hennezel d’Ormoy et Adam de Hennezel Dormoy fils de Chistophe » ; Arch. Gén. Royaume, Bruxelles, Office Fiscal du Brabant, portefeuille 91, liasse 647.  ↑
  • 49.  Ce qui constitue le fonds du dossier Arch. Gén. Royaume, Bruxelles, Office Fiscal du Brabant, portefeuille 91, liasse 647.  ↑
  • 50.  Idem.  ↑
  • 51.  Idem. Cette verrerie appartient désormais à Paul.  ↑
  • 52.  Idem.  ↑
  • 53.  Idem.  ↑
  • 54.  Idem.  ↑
  • 55.  Idem. Instructions de Marc de Hennezel de 1622.  ↑
  • 56.  Idem.  ↑
  • 57.  Idem.  ↑
  • 58.  Arch. Nat., R*4 1109, fol. 375, Papiers des Princes. Apanage d’Orléans, Inventaire des actes de la pairie d’Avesnes (1742).
    Fourmies, arrondissement d’Avesnes-sur-Helpe, département du Nord.  ↑
  • 59.  Arch. Gén. Royaume, Bruxelles, Office Fiscal du Brabant, portefeuille 91, liasse 647.  ↑
  • 60.  Arch. Dép. Nord, XI B 411, Bailliage d’Avesnes, Embrefs, Fourmies.  ↑
  • 61.  Un acte du 18 décembre 1579 mentionne le fils de Michelle Bonchart, veuve de Martin Loraux et remariée à Anthoine du Quesne ; A.D.N. XI B 103-104, Bailliage d’Avesnes. Le degré de parenté avec Ambroise du Quesne est inconnu, cependant il paraît évident que les familles du Quesne et Bongard sont en relations.  ↑
  • 62.  Arch. Dép. Nord, B 1670, fol. 83, Parlement. Chambre des Comptes. 75e registre des chartes (1635-1662). Verre.  ↑
  • 63.  Idem.  ↑
  • 64.  Idem. Dans cette requête présentée au Conseil des Finances le 15 septembre 1641, laquelle reprend celle soumise au Conseil Ordinaire de Mons du 24 mai 1635, Ambroise du Quesne précise que ledit d’Annezel est mort voilà quatre ans. Ce qui ramène l’année de décès de Paul de Hennezel à 1631.  ↑
  • 65.  Ibidem.  ↑
  • 66.  Contrats des 23 et 24 juillet 1645 ; Arch. État Namur, Minutes Darmont, notaire à Namur.  ↑
  • 67.  Le 21 octobre 1645 ; Arch. État Namur, Minutes Tilman, notaire à Namur.  ↑
  • 68.  Convention du 1er juin 1647 ; Arch. État Namur, Minutes Tilman, notaire à Namur.  ↑
  • 69.  Arch. État Namur, Minutes Darmont, notaire à Namur.  ↑
  • 70.  Arch. Dép. Nord, B 1670, fol. 75 v°-76, Parlement. Chambre des Comptes, 75e registre des chartes (1635-1662). Verre, 26 novembre 1660.  ↑
  • 71.  Arch. Dép. Nord, XI B 412, Bailliage d’Avesnes, Embrefs, Fourmies.  ↑
  • 72.  Féron jouxte Fourmies. Il reste acquis au verre comme « maistre de la Wairie du mont de piere et i demeurant » en 1668 ; Arch. Dép. Nord, XI B 413, Bailliage d’Avesnes, Embrefs, Fourmies. Le Mont-de-Pierre se trouve en Thiérache, près d’Aubenton, frontière de France.  ↑