Actes du premier colloque international de l'association Verre et Histoire, Paris-La Défense / Versailles, 13-15 octobre 2005

Christiane ROUSSEL,
Conservateur du Patrimoine, Inventaire général du patrimoine culturel de Franche-Comté (France)

L’usage du verre à vitre en Franche-Comté aux xviie et xviiie siècles

Fenêtres à grands carreaux et à petits bois : 1770-1800

À partir du milieu du xviiie siècle, l’évolution des techniques de fabrication permit d’obtenir des feuilles de verre de plus grandes dimensions qu’auparavant et des produits de qualité supérieure.

Si la verrerie du Bief d’Etoz continuait à alimenter régulièrement les marchés locaux et exogènes, les glaces29 et verres dit de Bohême30 produits dans les nouveaux établissements lorrains de Saint-Quirin (créé en 1749) ou de Baccarat (créé en 1765), de même que les grands carreaux de la verrerie comtoise de Champagney (construite en 1774 sur le bassin houiller de Ronchamp) firent leur apparition dans les grandes demeures et les châteaux de la province de Besançon, au cours du dernier tiers du xviiie siècle. Dans les nouveaux édifices la vitrerie mise en plomb fut définitivement exclue.

Photo : Besançon, Salon ovale de l'Intendance, portes-fenêtres , crédit J. Mongreville, Inventaire général / ADAGP

Fig. 5 : Portes-fenêtres du salon ovale de l’Intendance, à Besançon, vitrées en verre de Bohême dans les années 1771-1778.
Phot. Inv. J. Mongreville © Inventaire général, ADAGP, 1999.

Élevée entre 1771 et 1778, l’Intendance de Besançon31 fut entièrement pourvue, sur son bâtiment principal, de fenêtres à petits bois, à 36, 32 ou 28 carreaux32. Réalisés en verre double, les carreaux, étaient de 15 pouces de haut sur 11 de large (39 cm sur 28,6), c’est-à-dire beaucoup plus grands que ceux de la première moitié du xviiie siècle. Pour une question d’économie, on ne plaça que quelques verres de Bohême, en feuilles de 18 pouces sur 27 (46,8 cm sur 70,2) dans le salon ovale et dans « les cabinets de monsieur et madame l’intendante ». Les soixante et unes croisées du grand corps de bâtiment avaient été ferrées ; chacune était dotée « d’équerres, d’une espagnolette assortie de pannetons et contre pannetons et agrafes évidées pour fermer les guichets « plus » dix fiches à vases à double noeud et bouton »33 (fig. 5).

Lorsqu’entre 1784 et 1791, la riche famille de parlementaires bisontins Terrier de Santans éleva le château de Moncley34, elle s’adressa à un vitrier d’Épinal (Antoine Julien)35, sans doute parce que celui-ci habitait à proximité de la verrerie de Baccarat où le matériau avait été commandé. Ajoutées au verre ordinaire, des glaces furent acheminées à Moncley, en 1786-1787, sous forme de 56 grands carreaux de 26 pouces sur 20 (67,6 cm sur 52), et 85 feuilles de 18 pouces sur 16 (46,8 cm sur 41,6), plus un stock supplémentaire de quarante-trois grandes feuilles destiné aux réparations ultérieures. D’après l’état actuel, elles semblent avoir servi à vitrer les fenêtres de la façade sur parc. Ces pièces de verre de grand format et de grande qualité, qui occupaient – contrairement aux petits carreaux – toute la largeur des battants, permettaient de profiter largement du spectacle de la nature à partir des appartements. Le reste de l’édifice – façade sur cour et communs – fut garni de fenêtres à petits bois à 28, 20 ou 12 carreaux en verre double, à peu près de mêmes dimensions que pour l’Intendance (15 pouces sur 9).

La même association fenêtres à grands carreaux et fenêtres à petits bois se retrouvent dans l’hôtel de Lavernette, rue du Lycée, à Besançon. Peu nombreuses, les fenêtres à petits bois furent reléguées au rez-de-chaussée, pour le logement du portier et l’office. Les archives de cette grande demeure privée, construite à la fin du xviiie siècle36, fournissent d’intéressants détails sur la fabrication des verres. Ceux-ci provenaient de la verrerie comtoise de Champagney, déjà citée plus haut : 58 feuilles de verre double furent expédiées en 1789, et 412 en 1791. La plupart, de dimensions non standard, étaient des grands carreaux de 25 à 30 (?) pouces de hauteur (52 à 65 cm) et de 16 à 21 pouces de largeur (41,6 à 54,6 cm). Seuls 110 carreaux, de 13 pouces sur 10 ou 11 (33,8 sur 28,6 ou 26 cm), sur un total de 470, étaient destinés aux fenêtres à petits bois. Comme pour en justifier le coût (146 livres 16 sols pour le premier envoi, 488 livres 10 sols pour le second), les factures étaient agrémentées de commentaires. Par exemple : « il a fallu du tems pour fabriquer les verres qui sont tous d’une mesure extraordinaires, mais vous les trouverez beaux », ou bien : « vous verrez monsieur qu’on a augmenté un peu les mesures attendu qu’il vaut mieux quelles soient plus larges que moins; le maitre verrier les arrangera mieux à vos croisées ». Cependant une réduction de prix attendue par l’acheteur ne vint pas, la manufacture se justifiant ainsi : « Cette marchandise est très difficile à fabriquer, on en casse beaucoup, pour avoir cette qualité claire et nette la main d’œuvre est très couteuse ».

Photo : Besançon, Immeuble, 4 rue Mégevand, détail d'une fenêtre, crédit J. Mongreville, Inventaire général / ADAGP

Fig. 6 : Immeuble, 4 rue Mégevand à Besançon, détail d’une fenêtre du premier étage à grands carreaux et imposte « en éventail » de la fin du xviiie siècle.
Phot. Inv. J. Mongreville © Inventaire général, ADAGP, 1997.

Enfin, avec l’avènement des fenêtres à grands carreaux, la menuiserie des battants se simplifia et celle de l’imposte évolua : un châssis dormant cintré accueillit trois verres taillés en éventail (fig. 6). Ceux de l’hôtel de Lavernette, dont un modèle était dessiné au bas d’une liste de carreaux à poser en 1789, mesuraient 52 centimètres de hauteur. Ces châssis dormants étaient entretenus par les vitriers au xviiie siècle. Actuellement, les mêmes vitrages, rue de la Préfecture à Besançon, datables du dernier tiers du xviiie siècle, posent, des problèmes de nettoyage sur les faces extérieures...

Bien que constituées de matériaux fragiles, les fenêtres d’une maison peuvent s’avérer très résistantes. Si elles sont régulièrement réparées, elles peuvent se maintenir plusieurs siècles dans leur état initial. Au château de L’Aigle (Jura), construit au xiiie siècle, les vitres, qui avaient été posées en 1490-1491, existaient encore en partie au xviie siècle37. Celles à losanges de la Grande saline de Salins (xve siècle), dont plusieurs étaient peintes aux armes des ducs de Bourgogne, subsistaient encore aussi au xviie siècle, puisqu’elles étaient décrites dans les comptes rendus de visite38. Au début du xxe siècle à Besançon, les fenêtres des maisons situées le long du Doubs, qui avaient l’une ou l’autre subi des transformations successives, sans être à chaque fois remises au goût du jour, présentaient encore beaucoup de disparités. Gaston Coindre39 les décrivait ainsi : « Les vitrages troués au hasard, louches et disjoints, étaient de tout âge – fenêtre à guillotine aux trente-six carreaux trésillés – chassis effondrés, incohérents – par surprise, sur un balcon de fer, l’unique abrité d’une marquise, la prétention de deux baies cintrées à larges vitres : luxe égaré, parmi ces aimables vieilleries, de quelques rentiers ». Cet effet de patchwork, souvent perceptible sur une même façade, n’existe plus aujourd’hui. C’est pourtant une donnée qu’il faut garder en mémoire lorsque l’on étudie ou que l’on restaure de l’habitat ancien. Le petit bois, nous l’avons vu, loin de triompher totalement au xviiie siècle, fut relégué dès la fin du siècle dans les pièces de service. L’effet extérieur d’une fenêtre comptait peu car celle-ci relevait plus des commodités intérieures de la maison que de l’esthétique de la façade. Le choix d’une mise en œuvre particulière, à une époque donnée, était bien sûr guidé par une question de prix, mais il répondait aussi à une question de mode, à un critère de résistance adaptaté à l’emplacement, à la qualité de la lumière recherchée en fonction des pièces à éclairer.


  • 28.  Notamment le Lyonnais et l’Alsace (d’après Michel, op. cit., p. 256).  ↑
  • 29.  Ce matériau luxueux était obtenu par soufflage puis était poli après recuisson.  ↑
  • 30.  Le verre de Bohême était un verre de qualité supérieure très blanc (pour sa technique de fabrication, voir Belhoste J.-F. et Leproux G.-M. , op. cit., p. 37).  ↑
  • 31.  Par l’architecte parisien Victor Louis ; suivi des travaux par l’architecte bisontin Nicolas Nicole.  ↑
  • 32.  « Détail des ouvrages de vitrerie » (Arch. dép. Doubs : 1 C 2364) : l’adjudicataire était le vitrier bisontin Maximin Bulliard.  ↑
  • 33.  « Détail des ouvrages à faire pour la construction de l’intendance... », 1er mai 1770 (Arch. dép. Doubs, 1 C 2364) : les adjudicataires étaient les serruriers bisontins Jean-Joseph Bailly et Jean-François Gagnepin.  ↑
  • 34.  Par l’architecte bisontin Claude-Joseph-Alexandre Bertrand.  ↑
  • 35.  Nous remercions Lyonel Estavoyer qui nous a confié pour consultation le dossier « verre » des archives du château de Moncley (A.P. Moncley : n° XXXVIII/3).  ↑
  • 36.  Arch. dép. Doubs, 7 F1 à 7 F2. L’architecte fut le bisontin Claude-Antoine Colombot. La construction s’échelonna entre 1789 et 1791.  ↑
  • 37.  Mordefroid J-.L., 1990, ʻChâteau de l’Aigle (Jura). Verrerie des xive -xvie sièclesʼ. In : « Verreries de l’Est de la France. xiiie-xviiie siècles. Fabrication-consommation », Revue archéologique de l’Est, p. 139-144, 4 fig.  ↑
  • 38.  Par exemple, visite pour le bail de la Grande Saline de 1651-1659 qui mentionnait, dans la chambre des titres, l’existence d’une fenêtre à quatre panneaux de verrière dont la partie supérieure était « peintz et armoyrez aux armes des ducs de Bourgogne » (Arch. dép. Doubs, B 2083).  ↑
  • 39.  Coindre G.,1980, Mon vieux Besançon. Besançon : Cêtre, vol. 2, p. 823 (rééd. de l’édition de 1933).  ↑
Titre du colloque : Verre et Fenêtre de l'Antiquité au 18e siècle

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